CHAPITRE PREMIER

Nous sommes beaucoup trop loin de nos bases, remarque Marmont, et l’envoi d’un Corps expéditionnaire sur Bolkar a été une erreur dont nous sommes en train de payer très cher les conséquences.

En se tournant vers moi, il demande :

Le colonel Allan Ferris, c’est bien votre frère ?

Oui.

Pourquoi ne l’avez-vous pas accompagné ?

Lorsque le Corps expéditionnaire s’est constitué sur Grenot, j’étais à l’état-major central, j’ai vu mon frère à plusieurs reprises, mais il ne m’a jamais proposé de le suivre.

Vous auriez accepté ?

Je ne sais pas.

Ou, plus exactement, je ne sais plus. Il y a trois ans, sur Grenot, si Allan m’avait offert une place dans son état-major, j’aurais sans doute été ravi ; mais, il y a trois ans, nous étions encore en pleine euphorie…

Notre offensive payait… Partout, les escadres Tolks refusaient le combat et fuyaient devant les nôtres. Nous sentions la victoire définitive à notre portée et c’est sans doute pour cela que le grand amiral, c’était Denidoff à l’époque, avait cru pouvoir distraire le Corps expéditionnaire de ses forces.

Il y a trois ans… Aujourd’hui, le front s’est pourri et les Tolks ont fait face dans le système de Syra, raidissant leur résistance juste au moment où nos forces ont commencé à s’essouffler. Denidoff, le responsable, n’était plus là…

Tué au début de la bataille de Syra, il a été remplacé par le grand amiral Lowel… Lowel, qui a vu petit à petit toutes les escadres, aussi bien celles des Tolks que les nôtres se laisser aspirer vers Syra où la plus grande bataille de tous les temps s’est engagée…

Marmont grogne encore :

Dire que cette guerre dure depuis trois générations et qu’elle risque de se terminer sur un coup de dés… Celui qui se laissera entamer sur Syra n’aura plus la moindre chance de se regrouper…

Car nous manquons tous de réserves. Comme Marmont l’a remarqué, nous sommes trop éloignés de nos bases de départ… Les Tolks aussi, du reste… Trop éloignés, perdus dans la nuit et l’éternité de l’espace.

Marmont me désigne Bolkar et son soleil sur le planétarium du poste de commandement :

Peux-tu me dire pourquoi Denidoff a tenu à faire occuper cette planète isolée ?… Tellement isolée que les Tolks l’avaient dépassée sans se douter de son existence lors de leur première offensive.

Exact… Un soleil et une seule planète, isolés à une distance fabuleuse de tous les autres systèmes.

Sur Grenot, mon frère m’a dit que, dans un lointain passé, une race de titans a débarrassé le ciel de tout ce qui l’occupait autour de Bolkar.

Sur des milliers d’années lumière ?

Oui… Ces titans auraient « renvoyé au néant » tout ce qui entourait leur planète, de façon à la rendre inaccessible à ses ennemis.

Marmont a un petit rire et j’ajoute :

Je tiens ce dernier détail du grand amiral Denidoff lui-même.

De toute façon, que cette race de titans ait existé ou pas, l’envoi d’un Corps expéditionnaire sur Bolkar a été une folie… Votre frère aurait été beaucoup plus utile dans la bataille de Syra… Sa vraie place était là… Vous le savez aussi bien que moi… Il n’y a pas meilleur stratège que lui dans toute l’armée terrienne ni meneur d’hommes de sa trempe.

Je sais tout cela… La désignation d’Allan à la tête de ce Corps expéditionnaire prend des allures de disgrâce depuis que les choses tournent mal.

Le colonel Ferris, s’emporte Marmont… Le plus extraordinaire combattant que nous ayons connu pris au piège comme un rat sur une planète qui n’a même pas de valeur stratégique. C’est insensé.

Bien sûr… C’est à Bolkar que notre expansion a connu son premier coup de frein… Mon frère venait à peine d’y débarquer, avec un formidable convoi de matériel, que sa flotte de ravitaillement se faisait anéantir par une escadre ennemie… Escadre qui s’installait autour de la planète pour l’assiéger.

Nous sommes immédiatement venus la bloquer à notre tour, mais cela nous oblige à immobiliser des forces qui, actuellement, nous font défaut ailleurs.

Autour de Syra ! Les nouvelles de la bataille deviennent de plus en plus mauvaises depuis quelque temps. C’est pour cela que Marmont est monté me rejoindre au poste de commandement. Nous nous connaissons encore mal, car il vient seulement d’être nommé sur le Morvan.

C’est un impulsif qui a servi longtemps sous les ordres de mon frère.

Les hommes commencent à renâcler et je les comprends… Si au moins nous cherchions à forcer le blocus, mais non… Interdiction de bouger… Nous laissons agir les défenses automatiques des vaisseaux… Ce n’est pas se battre, cela.

Je crois que nous avons beaucoup perdu lorsque Denidoff a été tué.

Lowel manque de mordant. C’est un temporisateur et, dans l’espace, dès qu’on perd l’initiative, on est perdu… Et il ne sait sans doute pas ce qui se passe ici… Les Tolks ne doivent pas lui laisser le temps de souffler sur Syra… Il nous a oubliés…

Non, mais il considère sans doute que nous occupons un secteur secondaire.

Bien mon avis également ; mais, avec l’appui des postes d’interception que votre frère a certainement installés sur Bolkar, nous devrions facilement écraser l’escadre des Tolks qui nous retient ici.

Avec l’appui des postes d’interception…, mais nous ignorons s’ils sont en état de nous soutenir… Toutes les communications sont coupées avec la planète depuis l’anéantissement de la flotte de ravitaillement.

Marmont soupire :

A l’heure qu’il est, le Corps expéditionnaire n’existe peut-être plus… Il s’est peut-être rendu et nous restons là… à attendre…

En jurant, il branche un des écrans de visibilité extérieure… La planète nous apparaît avec quelque chose d’un peu monstrueux dans son anonymat… Elle est ceinturée par la double ligne des vaisseaux de combat des Tolks…

Ça doit être terrible pour un homme comme votre frère de se sentir ainsi inutile et en quelque sorte rejeté du véritable combat.

Pas le temps de répondre. Le haut-parleur nasille :

— Montana à Morvan. Le commandant Ray Ferris est convoqué de toute urgence sur le vaisseau amiral.

 

Allongé dans ma fusée de communication, l’œil rivé aux écrans, je surveille ma route. Au moment où j’ai quitté le Morvan, une torpille de dispersion m’a pris en chasse, mais j’ai rompu le contact immédiatement en accélérant.

Aucune torpille ne peut lutter de vitesse avec une fusée de communication. Ce que je crains, c’est de me faire intercepter ; ce qui m’obligerait à effectuer un vaste détour.

Le temps d’y penser et j’ai déjà franchi la zone dangereuse. Je me détends. Les torpilles de dispersion ne peuvent s’infiltrer que dans la première ligne des avisos dont la masse les retient en quelque sorte prisonnières.

Déjà je franchis le second échelon des gros vaisseaux de manœuvre immobiles dans le vide et je lance mon indicatif de passage. Sur mon écran, de face, la silhouette du Montana, le vaisseau amiral, commence à se dessiner.

Cinq mille hommes d’équipage. Dix mille robots de combat. Un véritable monde de l’espace. Capable, à lui seul, de tenir tête à toute une flottille. Les Tolks n’en possèdent pas de semblables, et c’est ce qui devrait finalement faire pencher la balance en notre faveur…

— Bon Dieu !

Une traînée magnétique !… Je la repère à l’instinct, car aucun radar ne peut les détecter. A l’œil, il arrive qu’on les devine, car elles colorent très légèrement le vide.

J’expédie une torpille. Dès qu’elle atteint la zone dangereuse, elle s’irradie et explose… Je change mon cap. Un arme diabolique, ces traînées magnétiques… et nous ne sommes pas encore en mesure de les neutraliser…

Ce sont des fusées à trajectoires imprévues qui sèment dans l’espace des nappes d’énergie invisible ou presque. Ces nappes ne forment pas écran lorsqu’elles sont touchées par les radars.

Pris au sein d’une de ces nappes, les avisos sont perdus. Survoltées brutalement, les piles de leurs moteurs atomiques explosent, laissant les astronefs pratiquement sans défense.

Une arme de blocus qui rend toutes les manœuvres d’ensemble extrêmement dangereuses… Heureusement, ces nappes d’énergie perdent toute leur efficacité dans les combats rapprochés. Les défenses automatiques des avisos détruisant les fusées porteuses avant qu’elles ne puissent libérer leurs charges mortelles.

De toute façon, je l’ai échappé belle. Immédiatement, je lance un appel pour prévenir tous les vaisseaux de seconde ligne, de l’infiltration. Je me demande comment elle a été possible.

Une négligence quelque part. On en note de plus en plus, depuis que nous avons été stoppés autour de Syra. Mauvais signe. Les meilleures armées perdent toute leur efficacité dès qu’elles n’ont plus foi dans la victoire.

Ou lorsque leurs succès les entraînent trop loin.

 

Le Montana est tout proche, maintenant. Je réduis ma vitesse et j’alerte la tour de contrôle du grand vaisseau :

Fusée A C 43 appelle Montana.

Pas besoin de répéter, la réponse est immédiate :

Montana à la réception.

Commandant Ferris, du Morvan.

Nous avons des instructions. Laissez-vous dériver. Un rayon d’appel va vous prendre en charge.

Entendu.

Coupant mes réacteurs, je m’abandonne à la force acquise et, bientôt, je sens que ma fusée est happée puis entraînée. Je n’ai plus qu’à me laisser conduire. L’image du Montana envahit mon écran, l’occupe tout entier, puis une soute s’ouvre et je ne vois plus rien. Nous venons d’être absorbés.

Plus aucune visibilité sur mes écrans et la voix anonyme du robot de la tour de contrôle m’annonce :

Abordage terminé.

Efficaces, ces robots. Celui-là s’occupe déjà de rétablir la pression de l’atmosphère de la soute. L’opération demande généralement trente secondes.

Exactement ! Je compte et, à trente, la voix nasille de nouveau dans le haut-parleur :

Vous pouvez descendre, commandant Ferris.

J’enclenche le mécanisme d’ouverture de mon sas de sortie, puis je me laisse glisser et je prends pied à l’intérieur de l’immense vaisseau amiral.

Ma fusée s’est posée sur un socle planté au milieu de la soute rectangulaire. Elle est prête à être pointée à nouveau vers l’espace. Cinq mètres de long sur deux de section. Je peux à peine m’y tenir debout, à cause de son équipement intérieur.

Une fois sorti de ma fusée, je me tiens immobile, car les détecteurs d’inspection doivent m’examiner. Pour vérifier toutes mes coordonnées biologiques. Je sens un très léger picotement sur tout le corps.

Le commandant Ferris est autorisé à gagner le premier niveau.

Sur ma droite, la porte d’un ascenseur coulisse et je pénètre dans la cabine qui s’enlève immédiatement. Les niveaux défilent les uns après les autres à une vitesse vertigineuse pendant que je rectifie ma tenue.

Je porte mon équipement de combat. Combinaison spatiale argentée, aux larges poches bouffantes. Casque d’espace au volet facial relevé. Les trois étoiles de mon grade plantées au-dessus de sa visière.

Baudrier et ceinturon de cuir. Fulgurant, pistolet thermique dans leurs étuis et couteau d’accrochage dans sa gaine. Le Fulgurant foudroie un ennemi à deux cents mètres sans le tuer, et le pistolet thermique tire des balles qui dégagent me chaleur de plusieurs centaines de degrés, en louchant leur objectif.

Premier niveau ! L’ascenseur s’arrête et ses portes coulissent. Je débouche dans le hall étroit qui commande aux différentes sections de l’état-major de l’escadre.

Un sous-lieutenant se dresse devant moi et salue en se présentant :

René Provins. Promotion Vulcain. A vos ordres, mon commandant.

Tout jeune. Dans les vingt ans. Un visage encore puéril, mais le regard dur, exagérément farouche. Raide aussi. Dans un garde-à-vous impeccable qui n’est plus de mise dans l’espace.

Il n’y a pas longtemps qu’il a été muté. Je lui souris.

Enchanté. L’état-major s’est déjà réuni ?

Pas l’état-major, mon commandant. C’est l’amiral qui vous a fait demander.

J’esquisse un sifflement dubitatif, mais Provins me désigne le bout du couloir.

Par ici, mon commandant.

Il marche en faisant claquer les talons. L’amiral… Pour qu’il me fasse appeler personnellement, il faut que ce soit pour une promotion ou pour une mission dangereuse… et je n’attends pas de promotion.

 

Nous dépassons l’amphithéâtre du Conseil et Provins m’ouvre la porte de la salle de coordination.

C’est ici que je dois vous laisser, mon commandant.

Je me retrouve seul en face du monumental écran tridimensionnel sur lequel s’inscrit la position de toutes les unités, aussi bien celles des Tolks que les nôtres. Toutes celles qui se trouvent autour de Bolkar dont la partie qui nous fait face est dans l’ombre.

Cet écran est relié à un monumental cerveau électronique qui possède ses propres détecteurs. Grâce à eux, le déplacement d’un seul vaisseau est instantanément indiqué sur l’écran, malgré l’immensité du front.

Une carte vivante, en perpétuel mouvement. Pour le moment, c’est la planète qui m’intéresse le plus. La planète dont rien n’est visible en dehors de douze foyers lumineux d’un bleu orangé.

Chacun de ces points marque l’emplacement d’une base d’interception du Corps expéditionnaire et mon frère se trouve peut-être dans l’un d’eux… Peut-être…

L’escadre des Tolks est en position de défense. La nôtre aussi, alors que nous avons l’avantage du nombre. L’amiral Helmon tient en réserve presque toutes ses unités de choc. Un timoré dont le seul souci est de ne pas entamer son potentiel de combat.

Ça, aussi, fait murmurer les hommes. S’ils ont accepté de partir si loin de leur planète d’origine, ce n’est pas pour rester dans l’expectative en face d’un ennemi plus faible.

Evidemment, la seule présence de la Flotte de l’amiral Helmon soulage considérablement mon frère qui est ainsi à l’abri d’une attaque massive, mais, si l’escadre des Tolks était détruite, il pourrait recevoir du ravitaillement en hommes et en matériel.

Un renfort dont il a certainement le plus grand besoin… et même, si ce n’était pas le plus important, une fois l’escadre des Tolks anéantie, Helmon pourrait se porter au point névralgique de Syra…

Allan ! Le colonel Allan Ferris ! Mon aîné de dix ans. Notre dernière rencontre remonte au jour où le Corps expéditionnaire s’est embarqué à la base de Grenot… Je n’arrive plus à me souvenir de mes pensées ce jour-là… Depuis, la situation militaire a évolué, transformant les données du problème.

Il savait sans doute déjà que son entreprise finirait lamentablement. Je me demande pourquoi il a accepté ce commandement, car il était en position d’exiger un poste en première ligne.

Pas un officier de la flotte terrienne n’a ses états de service. Aux confins du système, la bataille de Syra était sur le point de s’engager… Les Tolks contre-attaquaient…

Pour Allan, le haut commandement de ce Corps expéditionnaire a été une véritable disgrâce. Pourtant, il n’en paraissait pas affecté. La situation n’est peut-être pas aussi grave que nous le croyons. Peut-être en savait-il plus long que nous ?

Peut-être ! En tout cas, tout de suite après son débarquement, les Tolks ont lancé une contre-offensive qui nous a surpris par son ampleur et par les moyens mis en œuvre. Une flotte importante est venue assiéger Bolkar et notre grand état-major a dû envoyer l’amiral Helmon pour éviter un véritable désastre.

Tout s’est passé comme si, brusquement, Bolkar était devenu le nœud principal du conflit. L’enjeu majeur. Une folie, car le sort de la guerre est en train de se jouer sur Syra, où nous sommes inférieurs en nombre.

Les ordres viennent de Terre O (O pour originelle). Qu’est-ce que les stratèges du Conseil Suprême peuvent savoir de la situation réelle, alors qu’ils se trouvent à des milliers d’années lumière du lieu des combats.

Des milliers d’années lumière ! C’est aussi ce qui décourage les équipages et l’armée. La plupart d’entre nous ne reverront jamais la planète patrie.

Certes, nous disposons de vaisseaux qui peuvent franchir la distance en quelques heures, mais ces vaisseaux-là sont réservés aux grands dignitaires.

Les combattants savent qu’ils seront démobilisés sur des planètes de la périphérie où on en fera des colons. Même moi, je n’ai qu’une chance sur cent mille de revoir un jour mes Pyrénées natales.

Une porte s’ouvre derrière moi. Je me retourne en prenant la position. L’amiral Helmon ! Contre toute attente, il est seul. L’amiral ! De mémoire de soldat, il n’a jamais accordé d’entretien personnel en dessous du grade de colonel.

C’est un homme d’une quarantaine d’années. Puissant et massif. Visage dur aux traits accusés. Sourcils broussailleux. Lèvres minces. Regard froid et incisif.

Il est tête nue, en uniforme de repos. Pantalon bouffant et blouse de soie jaune. Un instant, il me toise comme pour me jauger et paraît satisfait de son examen.

De la tête, il me désigne un fauteuil et lui-même va s’appuyer contre la grande table de coordination couverte de cadrans et de manettes. Un cadran et une manette par unité de la flotte.

Dès que je me suis assis, il me lance :

C’est intentionnellement que je vous ai laissé seul dans la salle de coordination… Ainsi, vous avez pu regarder l’écran… et vous rendre compte de la valeur de notre position…

Il parle avec une hargne qui me surprend…

Vous ne comprenez sans doute pas pourquoi nous n’avons pas attaqué les Tolks… Nous avions des ordres… Je tiens essentiellement à ce que vous le sachiez…

Je me demande pourquoi ; mais comme je le sens irritable, je préfère rester silencieux et attendre la suite. Un instant, il me fixe encore et, de nouveau, j’ai l’impression qu’il est satisfait par son examen, qui ne va pas avec son air, car il éclate :

La bataille de Syra est perdue. Quelques escadres résistent encore, mais c’est la fin… En nous engageant aussi loin à la poursuite des Tolks, nous avons commis une grande faute… La plus grande faille stratégique qui se pouvait concevoir… Votre frère en est responsable.

Allan ?

Oui…, le colonel Allan Ferris…

Il ricane, puis :

Pourquoi n’avez-vous pas été désigné pour faire partie du Corps expéditionnaire ?

Je l’ignore.

Auriez-vous désiré en faire partie ?

Naturellement.

Alors vous allez être satisfait.

Vous voulez m’envoyer sur Bolkar ?

Oui.

Quittant la table de coordination, il vient s’asseoir en face de moi.

Lorsque les forces terriennes ont pu prendre l’offensive, après la bataille de Proxima, il avait été décidé que notre avance, en aucun cas, ne dépasserait le système de Grenot. C’était une mesure sage qui nous aurait permis de nous regrouper. C’est votre frère qui a persuadé le Conseil suprême de pousser jusqu’à Syra de façon qu’il puisse occuper Bolkar…

Je l’ignorais.

Le grand amiral Denidoff l’a appuyé et, contre l’avis de l’état-major de la flotte, il a décidé de poursuivre l’offensive à outrance. Nous avons atteint Syra, Bolkar s’est trouvée dégagée et le Corps expéditionnaire a pu s’y installer. Au début, l’opération a paru réussir… Denidoff a remporté des succès, mais il s’est dangereusement avancé et il a été tué au début de la contre-attaque des Tolks… L’amiral Lowel a pris le commandement général… Tout de suite, il a envisagé de ramener les escadres à Grenot, mais le Conseil suprême s’y est opposé, lui ordonnant de prendre les consignes du colonel Ferris… Malheureusement, il était déjà bloqué dans Bolkar et toutes communications étaient impossibles.

J’écoute avidement, car il me paraît impossible que mon frère soit à l’origine du désastre.

On m’a envoyé ici pour neutraliser la flotte des Tolks et, comme il en avait reçu l’ordre, Lowel a appliqué strictement les consignes laissées par Denidoff… Vous savez maintenant où ça nous a conduits… Le désastre est irrémédiable… Je viens de recevoir l’ordre de regagner Grenot, mais il est déjà certain que je ne pourrai pas m’y maintenir.

Vous abandonnez le Corps expéditionnaire ?

Je n’ai pas le choix…, mais, si vous acceptez d’en prendre le risque, je vous autorise à gagner Bolkar pour essayer de prévenir votre frère… Dès que j’aurai décroché, les Tolks passeront à l’attaque avec des moyens infiniment supérieurs à ceux dont dispose le Corps expéditionnaire. Si votre frère regroupe ses forces sur un seul continent, il peut avoir une chance de résister assez longtemps pour qu’une nouvelle offensive vienne le délivrer…

Il a un sourire sans joie.

Ce n’est pas pour demain, Ferris… Acceptez-vous cette mission ?

Machinalement, je jette un regard sur l’écran. Helmon se lève immédiatement et, en me le désignant, ajoute :

Un homme audacieux doit pouvoir passer dans une fusée de débarquement individuel. La vitesse d’une fusée de débarquement doit mettre en défaut les détecteurs des avisos ennemis.

A condition que les vaisseaux qui assurent le blocus ne soient pas trop rapprochés.

Je manœuvrerai de façon à créer un trou… et vous serez protégé.

Très bien.

Vous acceptez ?

J’aime autant périr sur Bolkar avec mon frère que finir, sans gloire, au cours d’une déroute.

Ainsi vous pourrez aider votre frère à courir après ses chimères.

Quelles chimères ?

Ah, oui !… Vous ignorez la raison pour laquelle le Conseil suprême a décidé d’envoyer un Corps expéditionnaire sur Bolkar…

Il ricane :

Une légende… Peut-être en avez-vous entendu parler… Celle du Sar Gamir…

Et du cirque de Pascamayo ?

Exactement… Votre frère a réussi à convaincre nos plus hautes autorités politiques et militaires que le cirque de Pascamayo se trouvait sur Bolkar et que les armes du Sar étaient intactes.

C’est de la folie ?

Je ne vous le fais pas dire.

Helmon se rassied devant la table de coordination et abaisse un certain nombre de manettes. C’est le début de la manœuvre destinée à m’ouvrir un passage.

Je reporte mon attention sur l’écran où la chaîne des avisos de première ligne ne tarde pas à s’animer puis à s’ouvrir, en deux points, pour permettre aux vaisseaux de combat de s’engouffrer.

Les avisos ouvrent le feu. Sur l’écran, ça se traduit par une série d’éclairs brefs… Helmon se retourne.

Le lieutenant Provins vous conduira à la soute d’éjection, Ferris… Dans le tableau de bord de votre fusée, vous trouverez une bande magnétique sur laquelle sont enregistrées les instructions de l’amiral Lowel… Bonne chance !

Provins m’ouvre la porte de l’ascenseur, puis pénètre dans la cabine avec moi. Dernier niveau. Dès qu’il a appuyé sur le bouton correspondant, il dit, en s’adossant à la paroi :

Je pars avec vous, mon commandant.

Avec moi ?… L’amiral vient de me dire que je dois prendre une fusée de débarquement individuelle.

Je partirai dans une fusée de transport destinée à vous couvrir…

Un léger tremblement dans sa voix.

Vous êtes volontaire pour cette mission ?

Non. L’amiral m’a désigné par mesure disciplinaire.

Pauvre gosse ! Qu’est-ce qu’il a fait ? Je n’ai pas à le lui demander. C’est un secret entre lui et l’amiral. Une faute grave en tout cas, mais il en sera entièrement lavé une fois sa mission accomplie.

Quel âge avez-vous ?

Dix-neuf ans.

C’est votre première campagne ?

Sur la ligne de feu, oui ?

D’où venez-vous ?

Jusqu’ici, je servais à l’état-major de la troisième flotte de soutien.

Lorsque nous foncerons sur Bolkar, comme sa fusée sera cinq fois plus grosse que la mienne, elle aimantera automatiquement tous les engins de destruction qui pourraient être semés sur notre route.

Il me servira en quelque sorte de cuirasse et me donnera une chance supplémentaire de passer. Au détriment de sa vie. Je sais qu’il a peur. Moi aussi, d’ailleurs, mais c’est une chose dont j’ai l’habitude et contre laquelle je suis blindé.

Lui n’a pas encore eu le temps de s’aguerrir. De toute façon, il a choisi, car il aurait pu accepter de passer devant la Cour martiale. Quoi qu’il ait fait, il ne manque pas de courage.

Provins… J’ai connu un colonel Provins… Il s’est sacrifié avec son vaisseau pour décider de la victoire de Proxima.

C’est mon père.

Ouais !… A cause de son père, il ne pouvait pas passer en Cour martiale, même s’il n’avait risqué que la dégradation.

On essaiera de s’en tirer, mon vieux.

L’ascenseur s’arrête. Nous sommes arrivés. Un étroit couloir aux cloisons de métal, sans revêtement.

Par ici, mon commandant.

Il me conduit jusqu’à la soute d’éjection où quatre hommes sont en train de procéder à une ultime vérification de nos fusées. La mienne paraît minuscule à côté de celle dans laquelle Provins va s’asseoir.

Un sergent m’annonce :

Le signal du premier temps et la direction vous seront donnés dans l’espace, mon commandant. Prenez le Vulcain comme point de repère.

Entendu.

Je me retourne sur Provins et je lui tends la main :

Nous passerons… Tous les deux.